Gilnéas
La cave avait été complètement vidée. La pièce puait le moisi et le renfermé, et les murs suintaient l'humidité du dehors. De profondes crevasses lézardaient les pierres et l'édifice au-dessus craquait dangereusement. On entendait même, à travers la terre, les corbeaux gilnéens croasser. Une légère brume restait en suspension à l'intérieur, alors que le silence et la pénombre régnaient dans ce lieu pour le moins glauque. Quelques chaînes pendaient du plafond et si un bruit devait briser l'absence de son omniprésente, c'était celui de leurs tintements au rythme des tremblements de terre de plus en plus fréquents.Puis ce fut le noir qui s'envola avec l'ouverture des deux portes menant à la surface, au sommet de l'escalier raide, dans un fracas soudain : un pied fin, protégé d'une bottine blanche et or, se posa sur la première marche. Puis un deuxième ; un rire léger et frivole se fit entendre, et enfin, la femme, puisque c'en était une, dévala les escaliers en refermant derrière elle, sa robe flottant dans son sillage. De longs cheveux bruns encadrant un visage fin et juvénile qui contrastait avec son âge réel, le port altier, ses yeux d'un noir profond scrutaient l'obscurité presque nerveusement tandis qu'elle se plongeait dans la fraîcheur moite du sous-sol. Arrivée à terre, elle découvrit, pour la première fois de la journée, celui qu'elle avait enfin réussi à capturer : enchaîné à même le sol, les bras et les jambes écartés, il n'avait visiblement plus la force de s'agiter comme il l'avait d'abord fait. Son museau frémissait tandis qu'il reprenait son souffle et ses yeux fendus regardaient dans toutes les directions ; son pelage, tâché de sang et d'ordinaire d'un gris foncé, comportait des zones où les poils avaient été arrachés ou rasés : parfois par touffes, parfois, toute une partie du corps. C'était le cas pour, par exemple, son épaule droite. Sa peau d'un rose tacheté de noir était exposée et des croix avaient été dessinées à l'encre rouge par endroits. A l'approche de la femme, le worgen tourna vivement la tête vers elle et tira sur ses liens, en vain. Ses efforts lui firent arracher un sourire, car ils l'avaient mené à cet état d'épuisement total. Or, c'était précisément ce qu'elle voulait : ainsi, il ne bougera pas.
Choyée et chérie par tous depuis toujours, Delanya de Galia, gilnéenne et noble de naissance, âgée à présent d'une vingtaine d'années, n'avait toujours désiré qu'une chose : le divertissement. Or, elle avait trouvé, ces derniers temps, que la région s'appauvrissait en ce domaine. Depuis que le mur de Grisetête menaçait de s'effondrer, tous, mis à par quelques exceptions dont elle faisait partie, ne pensait plus qu'à partir et à fuir les bêtes telles que celle qui se trouvait allongée devant elle. Ces exceptions, elles, englobaient la plupart des enfants nobles et gâtés. Elle avait rencontré l'un d'eux plus tôt dans le mois, alors même qu'il chassait celui qui serait, selon ses propres termes, son Chien de guerre.
Elle traîna une lourde épaulière de plaques jusqu'à la bête, des rivets dans une main et un marteau dans l'autre. Elle aussi avait fini par trouver son Chien de guerre, et cette semaine, elle pourrait le faire participer aux combats, et qui sait ? Peut-être qu'au-delà de l'amusement, elle réussirait à gagner quelques pièces grâce aux paris. En début de semaine, elle avait été ravie de constater que son piège à loup s'était refermé sur la cheville de l'une de ces bêtes immondes. Elle savait précisément qui il avait été autrefois, grâce à la cicatrice qui parcourait le côté droit de son visage, et c'était aussi la raison pour laquelle elle ne doutait pas que, s'il avait été libre, il aurait planté ses crocs avec délectation dans sa frêle gorge, et l'aurait longtemps laissée agoniser entre ses mâchoires. Elle s'agenouilla près du worgen, déposant les rivets et l'outil à ses côtés, en lui adressant un sourire angélique et en caressant la peau nue. Elle mit l'épaulière en place, et fit en sorte de mettre les cavités de la plaque juste au-dessus des croix dessinées sur sa peau au préalable. Elle tâtonna pour attraper un rivet, puis, calant la pièce d'armure qui devrait le marquer comme lui appartenant entre ses genoux, s'empara ensuite du marteau. Enfin, elle regarda la bête.
A sa grande surprise, son regard était fixé sur elle, et au lieu de la lueur implorante qu'elle avait déjà vu chez ces bêtes et qui dénotait leur humanité restante, elle y lut la haine et la fureur, presque palpables, que le worgen éprouvait en cet instant. Elle se pencha légèrement, restant hors de portée de tout coup de crocs, et murmura, un sourire toujours en coin :
- Akhal... Mon frère... Mon tout petit frère.
Plaçant la pointe d'un rivet dans l'une des cavités, elle leva le marteau.
Quelques semaines plus tôt
Il releva la tête, fusil au poing. Les arbres l'entouraient et la pénombre de la nuit n'était clairement pas a son avantage, son adversaire bénéficiant de la noirceur de la forêt que la lune, a travers les branchages, avait du mal a percer, pour s'y terrer et attendre la moindre défaillance d'Akhal. Jusque la a genoux, essayant de se faire le plus discret possible, il se redressa lentement tout en comprenant que le worgen serait de toute façon plus patient que lui. Raffermissant sa prise sur son arme, des deux mains, il tourna sur lui-meme, méfiant au possible, écoutant distraitement le chant d'un hibou non loin. Il avait erré jusqu'aux bois après la violente dispute avec son père, a propos des fréquentations d'Akhal et de "l'image qu'il donnait a trainer dans les tavernes". Ils en étaient venus a se battre brutalement sous les yeux de sa grande sœur, qui les avait regardés faire sans intervenir. Une fois l'altercation passée, il avait marché, une main sur les cotes que son père avait frappées relativement fort. Ce fut arrivé loin dans les bois qu'il avait entendu des brindilles ecrasées, puis des grognements bestiaux. A ce moment, la bête avait littéralement sauté sur lui, et Akhal avait réussi a éviter le contact avec ses griffes ou ses crocs en lui donnant un violent coup de crosse dans le museau. Le monstre s'etait éloigné en jappant, se réfugiant dans les ombres protectrices de la forêt. Le jeune homme s'était ensuite empressé de charger son fusil tout en jetant de fréquents coups d'oeil aux alentours, nerveusement.
A présent, il avait assez attendu.
-Montre toi ! Viens te battre ! gronda-t-il.
Le cri résonna entre les branches et fit taire les hululements ambiants. Il attendit. Ses phalanges blanchissaient et son regard perçant et fier était trahi par le léger tremblement de ses bras.
Enfin, un rugissement ahurissant retentit, déchirant le silence froid, et sur sa droite, une forme sombre et massive surgit. Tout se passa très vite : alors qu'Akhal se tournait, sans viser un point précis du worgen en pressant la détente, ce dernier lui lacèra la joue droite, puis retomba lourdement au sol. L'humain poussa un cri bref en lâchant son fusil pour venir presser la profonde blessure de ses deux paumes. Le sang coulait a flot. Déchirant le bas d'une jambe de son pantalon, il le posa en réprimant un second hurlement sur la plaie qui le brulait déjà atrocement. Il avait entendu les rumeurs a propos des worgens et espérait juste qu'elles s'avéreraient fausses. Sinon...
Il ramassa l'arme par le canon et la rechargea, puis, regardant la bête qui haletait encore au sol, localisant l'endroit où la balle avait frappé - le bas du ventre -, pointa l'extrémité du fusil sur sa tête et vit, avant de tirer de nouveau, le regard paniqué et plein de haine de la créature qui, en cet instant, semblait presque... humain. Enfin, il raccrocha l'arme a feu dans son dos, puis tituba un peu plus loin. Il devrait retrouver son chemin sans trop de mal ; sinon, il lui suffirait de marcher tout droit jusqu'a sortir du bois et retrouver la route de la ville. La-bas, il prétexterait un combat qui avait mal tourné - comme cela arrivait souvent avec ses amis, de toute façon - puis trouverait un guérisseur. Le sang imbibait déjà le tissu qui devait stopper en partie l'hémorragie, mais Il n'avait pas a s'en faire, finalement. Il écoperait probablement d'une vilaine cicatrice, mais il avait évité le pire : de ce qu'il savait, ces bêtes chassaient la plupart du temps en meute.
Le piège a loup se referma sur sa cheville, et le fit cette fois hurler de douleur. Les dents de métal s'enfonçaient profondément dans la chair. Comment avait-il pu ne pas penser a ce risque quand les chasseurs de Gilneas ne cessaient de se vanter de leurs prises, dans les tavernes ? Il regarda le mécanisme, refoulant a grand peine ses larmes, tâtonnant pour trouver la détente qui devrait desserrer les mâchoires d'acier. Il sentit seulement une cavité. Une serrure. Il appela a l'aide sans y croire, serrant les dents, puis au bout d'un moment, vérifia ses munitions. Il lui en restait trop peu pour survivre en cas d'attaque groupée. Réalisant qu'il devrait passer la nuit cloué au sol, seul et en forêt, il pria pour que la meute du worgen soit loin.
Il n'avait pas dormi de la nuit, les dents de métal mordant un peu plus dans la chair a chaque mouvement de la jambe. Sa joue taillée en deux le lançait horriblement et c'est ce qui l'avait tenu éveillé : a chaque larme versée, c'était une intense brulure de plus. Un ou deux centimetres de plus et l'oeil était touché : il devrait probablement se penser chanceux, mais dans sa position actuelle, recroquevillé dans l'herbe et les brindilles, la cheville emprisonnée de deux mâchoires d'acier et a la merci du moindre prédateur qui passerait, cela lui était impossible. Les chasseurs sortaient de la ville tous les matins ; il n'avait donc pas cessé de crier a l'aide, en vain jusqu'à présent. Peut-être était-il enfoncé trop loin dans les bois pour être retrouvé.
Et dans ce cas, il n'allait pas se laisser mourir de faim. Il regarda a nouveau le dispositif en détails : les dents s'étaient plantées juste au-dessus de la cheville, et le piège en lui meme était profondément enfoui sous la terre, si bien que la seule chose a laquelle Akhal parvint en tirant sur son pied fut d'aggraver sa blessure. Il tira le couteau de sa ceinture. Il avait deja entendu parler d'animaux comme le renard qui, lorsque dans sa situation - une patte prise au piège -, se rongeaient cette dernière pour échapper aux chasseurs. Il ne se pensait pas capable de "ronger" son pied, mais... Se courbant un peu, il releva l'etoffe de son pantalon et posa la lame du couteau juste au dessus des dents d'acier. L'instinct de survie, hein ? Il s'était toujours servi de cette notion pour se faire excuser de tout et n'importe quoi, mais maintenant qu'il sentait réellement ce sentiment poindre en lui, il douta de son cran. Et si la blessure s'infectait ? Et s'il se vidait de son sang avant d'atteindre la ville ? Il devrait planter trois fois le couteau s'il voulait couper pour de bon ; a supposer qu'il ne s'evanouisse pas au premier, l'un des deux autres aurait assurément raison de lui ; et lorsqu'il sera inconscient, l'hemorragie continuera : il ne se réveillera surement pas.
Le tout pour le tout. S'il ne faisait rien il y resterait. Il regarda le couteau et appela une dernière fois à l'aide. Silence. Il serra les dents et écarta la lame de la blessure, prêt a frapper et a déchirer la chair. Puis des éclats de voix retentirent, comme en réponse a son cri de détresses. Lâchant son arme, il leva les yeux vers la direction dans laquelle il les avait entendus et ordonna presque :
-Par ici ! Venez !
Quelques minutes plus tard, le pied d'Akhal, bien que mutilé, était libéré de sa prison de fer par deux chasseurs gilnéens. De ce qu'il en avait compris, il était dix heures passées. Sa blessure au visage, toujours luisante de sang a moitié coagulé, avait été bandée rapidement. Ils le ramenaient a Gilneas.
Outre sa cheville et sa joue, il se sentait étrangement fiévreux, et furieux. Peut-être que l'une de ses blessures s'était bel et bien infectée.
...
L'adrénaline. L'odeur du sang et de la chair déchirée. La balafre encore fraiche sur son visage avait été rouverte par un coup de griffe perdu de la part de son adversaire, et l'épaulière greffée a son épaule commençait a peser sérieusement sur sa droite : cette fois, Akhal était conscient qu'il perdait. Et dans les caves de Gilneas, la défaite signifiait la mort. Le worgen était devenu le chien de guerre et, après avoir gouté a la liberté sauvage, il se retrouvait lié a cette humaine par le morceau d'armure qui pendait, accrochée par des rivets sous la clavicule, a se battre pour sa vie et leur divertissement.
Assis dans un coin de la pièce humide et dont l'air était poisseux des massacres précédemment perpétrés, une bande de sept ou huit jeunes hommes et femmes regardaient, bras croisés, les deux bêtes se battre. Leurs habits contrastaient avec l'environnement glauque qui les entourait : richement vêtus, pour la plupart des chemises ou robes légères brodées d'argent et d'or : l'un d'eux avait même, a la ceinture, une épée dont le pommeau avait été criblé de pierres précieuses. Leurs bottes avaient été salies par la boue du dehors et leurs cheveux étaient trempés : visiblement la pluie tombait drue ce jour, dans les contrées de Grisetête.
Le silence régnait et seuls la lourde respiration et les grognements des chiens de guerre le brisaient. Le museau en feu et trempé de sang, Akhal attaqua le premier, mettant fin a leurs immobilisme commun : d'un rapide coup de griffe, il lacéra le flanc de son congénère dans un grognement sourd, mais la blessure était trop superficielle pour que le balafré puisse penser lui faire perdre autant de sang qu'à lui. Par chance, et surpris par la vive offensive, l'autre ne réagit que bien trop tard, et en même temps qu'il amorçait un bond en arrière, cinq griffes se plantèrent profondément dans le poitrail. Interrompu dans son mouvement, il s'écroule en arrière en couinant ; Akhal grogna de plus belle et, bondissant a quatre pattes, attrapa le cou de son adversaire entre ses mâchoires. Et tandis qu'il secouait la tête avec véhémence jusqu'à entendre le craquement qui signerait sa victoire, il sentit une violente secousse, et entendit, comme au loin, les cris des jeunes nobles. Toujours avec son fardeau sanglant entre les crocs, l'appui de ses pattes fut soudainement mis en déroute par une violente vague. De l'eau s'engouffrait dans la cave.
La débandade commença. Les humains sortaient en courant de la pièce, alors qu'Akhal levait la tête en lâchant enfin sa victime qui tomba dans l'eau en la teintant instantanément de rouge. Il cherchait sa propriétaire du regard, frénétiquement. Il vit l'étoffe de sa robe au moment ou elle disparaissait au dehors. Il galopa jusqu'aux escaliers et les gravit a toute vitesse, bousculant les nobles qui s'y trouvaient et en faisant tomber certains, poussant des aboiements furieux et menaçants.
Il sortit enfin a la lumière du jour, qu'il n'avait plus vu depuis maintenant plusieurs heures, et ce qu'il vit le fit se redresser sur ses pattes arrières : une énorme vague avançait vers la cote de Gilneas. L'épaule endolorie, il reprit sa folle course, cette fois-ci non plus pour la vengeance, mais pour la survie : sa soeur pourrait attendre, il la retrouverait un jour ou l'autre. Il courut rageusement, traversant la plage et les vergers, la secousse s'intensifiant au fur et a mesure que le raz-de-marée approchait. Il fallait qu'il atteigne les hauteurs. Il fallait qu'il atteigne les hauteurs avant que...
La vague s'abattit dans un grondement phénoménal, et le worgen disparut dans un faible jappement, balloté par les flots.
Le worgen courait. De nouveau dans ces bois, il dévalait une pente douce, slalomant entre les arbres et jetant un œil par dessus son epaule gauche ; celle qui n'était pas habillée d'une lourde épaulière. Il entendait les voix des mercenaires a l'orée de la forêt et gronda bas, accélérant l'allure. Cela faisait maintenant plusieurs heures qu'ils le suivaient a la trace et quelle que soit la vitesse avec laquelle il courait, il avait l'impression que leurs torches étaient toujours a seulement quelques mètres derrière lui. Il avait été éraflé plusieurs fois de balles, au bras, et sentait le pelage entourant le rivet principal de son épaulière s'imbiber de son sang. Son cote droit commençait a peser sérieusement et il doutait vraiment de ses chances de survie avec un bras en moins. Il s'autorisa un instant de répit, plaqué derrière un tronc imposant.
Parmi ses nombreux poursuivants, un seul souriait. Une large cicatrice sur la droite de son visage l'avait défiguré : partant du haut de son crâne jusqu'a la pointe de son menton pointu, il se souvenait parfaitement du Naga a qui il la devait. Voyager sur les mers n'était pas de tout repos, surtout lorsque les gilnéens avaient été privés des flots pendant si longtemps. Il tira le sabre rouillé de son fourreau en se remémorant ce combat : il avait du choisir cette balafre pour permettre a son adversaire d'ouvrir sa garde. Là, il avait simplement tranché le bras qui tenait l'arme avant de nettement planter la sienne sous la mâchoire de l'homme reptile. Il n'avait jamais raconté cet épisode a l'équipage, pour la bonne raison qu'ils avaient de toute manière tous des histoires semblables en réponse a la sienne.
Et il y avait a présent une semaine jour pour jour, les pirates étaient revenus en Gilneas, faisant escale avant de descendre jusqu'à Menethil. Quelques heures seulement après que les amarres aient été larguées, alors qu'ils riaient tous en regardant la serveuse danser a la taverne la moins bien fréquentée de la ville, une femme encapuchonnée avait demandé a parler au Capitaine. De ce qu'il avait compris, c'était la raison pour laquelle ils couraient cette nuit a la chasse au worgen. Il sourit a sa propre ironie : l'individu était poursuivi par l'equipage des flots impétueux. Une meute. De sa position, il ne devait voir que les torches ; pas les worgens qui galopaient en le suivant a la trace, montrant les crocs.
Delanya courait, elle, dans la direction opposée. Maintenant qu'elle avait envoyé ses mercenaires aux trousses de son frère adoré, il ne lui restait plus qu'à les attendre a l'endroit convenu. Ils avaient leurs ordres, mais elle et eux ne devaient pas être vus ensembles. Ainsi, elle devait trouver un moyen de quitter Gilneas rapidement, discrètement et sans aucun risque. Sa robe voletait derrière elle et l'océan formait de petites vagues en rythme avec ses pas rapides. Une question, ou plutot une vague inquietude lui vint a l'esprit. Et s'ils ne revenaient pas ? Elle leur avait deja donne la moitie de ce qui devait etre une somme raisonnable au final. Elle s'autorisa un sourire bref et tranchant : si tant est que ces pirates n'en feraient qu'à leur tête, Akhal saurait bien s'attirer leurs foudres seul. Elle secoua la tête ; pour le moment elle devait simplement partir.
Ils avaient finalement mis la main dessus. Le pirate souriait toujours. Il devait s'être cru a l'abri derrière ce tronc, et cela aurait été le cas si ses adversaires n'avaient pas pu le pister au flair. Il avait manifestement encore beaucoup a apprendre et pas assez de temps pour le faire. Ils auraient certainement pu échanger quelques mots avant que le premier coup ne parte si lui, "Akh" comme l'avait présenté sa sœur, avait pu recouvrir comme eux leur humanité derrière la bestialité. Le deuxième coup avait fait jaillir le sang du museau et le troisième l'avait envoyé au sol, haletant. Le poursuivant a la cicatrice se pencha vers lui. "Ta seule chance de survie, c'est te battre. Te soumets pas", pensa-t-il en le regardant. Ses hommes, lassés de cette longue traque, défoulaient enfin leur rage qui avait monté en eux au fur et a mesure de leurs foulées. Plutôt que de se servir de leurs crocs et leurs griffes, ils s'acharnaient a le rouer de coups de patte dans les cotes, lui arrachant un jappement et une nouvelle gerbe de sang. Bats-toi !
Akh se releva comme il pût une première fois, roulant sur le coté juste après, puis se redressant autant qu'il lui était possible de le faire. Et sans que les mercenaires ne cessent leurs coups, il se mit a trancher et a claquer des mâchoires dans la masse que formaient des ennemis autour de lui. Oh, ils finirent par le remettre a terre pour de bon. Mais plutôt que de décider de l'achever, il leva la main pour calmer leurs ardeurs.
« Que la noble aille se faire voir. Ce type là est pour nous. »
Au large de Menethil.
Toujours ligoté et roulant d'un côté de la cale a l'autre. Il n'avait pas été bâillonné, pour la simple et bonne raison qu'ils l'avaient enlevé sous forme worgen. Après un ou deux jours, ils lui avaient fait boire le contenu d'une fiole, de force, lui enfonçant un entonnoir entre les mâchoires et les maintenant en place à l'aide d'une cordelette. Il avait presque instantanément pu reprendre forme humaine, peut-être un peu trop aisément et avec trop de confort dans ses gestes, et depuis, il n'avait pas bougé de la cale, les mains liées dans le dos. Certes il pouvait bouger les jambes, mais a quoi bon étant donné qu'il était cerné par une meute de pirates worgens ? Il remua faiblement en grognant. Ils l'avaient habillé d'un pantalon trop grand pour lui, ses vêtements s'étant déchirés après sa première transformation, mais n'avaient pas pris la peine de lui coudre une chemise adaptée, a cause de l'imposante épaulière qui occupait son epaule. La nourriture qu'il obtenait était loin d'être de fins gourmets, mais il se forçait pour ne pas mourir de faim ou de fatigue.
Il sentait les ondulations de la mer contre la coque et, alors qu'il ronchonnait une nouvelle fois, une secousse plus forte que les autres frappa le navire de côté, envoyant Akhal rouler contre le bois. Des cris s'élevèrent du pont en meme temps qu'il se relevait d'un bond. L'eau s'etait infiltrée dans la cale ; visiblement une vague s'etait abattue sur le bateau. Nouvelles clameurs. Vacarme ahurissant et grondements marins ; il se décida a remonter et arriva en trombe a l'etage supérieur ; la ou les canons et leurs boulets étaient entreposés. Un autre arriva, le regarda et, sans rien dire, se dirigea vers un baril de poudre, probablement pour le mettre a l'abri. Akhal le regarda faire, abasourdi par ce calme froid dont le pirate faisait preuve : il n'avait pas dit un mot, ne s'était pas plus attardé sur ce prisonnier. En était-il vraiment un, finalement ?.. Soudain, une autre secousse et le bateau bascula un peu sur le cote. Les boulets, qu'étrangement, rien ne retenait, commencèrent a basculer dangereusement, puis alors qu'une deuxième vague venait frapper le navire, se mirent a s'abattre vers eux, perçant la coque, comme une pluie dévastatrice. Et l'homme explosa. C'est du moins ce qu'il sembla au brun : le pirate avait eu le torse enfoncé par l'une des lourdes sphères de fer, et avant de défoncer le bois violemment et passer a travers, ses quatre membres volèrent un peu plus loin dans une gerbe de sang.
Alors, l'eau s'engouffra par les nombreux trous et le bateau se coucha pour de bon sur le côté. Akhal glissa, s'écorchant le bout des doigts sur les planches et se perçant la peau d'échardes, marquant profondément le bois de ses ongles, jusque dans la mer, tandis que les boulets continuaient de tomber avec lui. Dans sa chute, il roula sur le côté par trois fois pour éviter que son crâne ne termine réduit en une pulpe sanglante ; par deux fois, il évita le même sort à sa main. Les yeux ouverts sous l'eau, il vit d'autres hommes plonger, d'autres corps couler. Et alors qu'il voyait s'approcher de lui le pirate a la balafre, en brasse, qui criait des mots que le vacarme lourd de la surface de la mer brisée produisait, l'une des planches se détacha vivement et vint le frapper violemment au visage. Il se sentit couler tandis que le sang s'échappant de son nez et sa lèvre ouverte brouillait l'eau autour de lui, perdant lentement conscience. Il eut le temps de sentir la peau cornée de la main de l'autre autour de son cou, serrant rudement, avant de sombrer pour de bon dans l'inconscience.
Il se réveilla sur la cote des Paluns et cracha un peu d'eau salée. Clignant des yeux rapidement, il tâtonna autour de lui. Il sentait son epaule en feu qui avait recommence a saigner, et son visage le lançait. Il posa la main sur un tissu trempé et regarda en coin ; la gisait le corps du pirate qui l'avait sauvé de l'epave. Il regarda au loin : le ciel était toujours noir et les vagues toujours hautes, mais le navire avait coulé. Autour de lui, la mer ramenait des débris, bouts de bois, voiles déchirées, et en quantité moindre mais, évidemment, des cadavres. Il se releva et se pencha sur la dépouille du balafré, puis décrocha le fourreau de son sabre rouillé de sa ceinture d'armes et le garda en main. Sans s'arrêter plus, ni hésiter, sans remords pour ce vol et poussé par l'instinct de survie, il commença a marcher vers le port de Menethil ou il s'arrangerait pour trouver une monture. Il se savait chanceux : il aurait pu mourir contre ce worgen, dans ces caves, dans le Cataclysme, contre cet équipage, dans la forêt, et ce jour, dans ce naufrage.
Il espérait juste que sa chance persisterait.